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À toi, Henrique C. (2)

 

Débarquer dans une école privée catholique, et être soudain, pour la première fois, cernée de fils d’avocats bien peignés, de directeurs d’entreprises cravatés, et autres chefs de clinique réputés, transforme la simple phrase « mon père est boucher » en un aveu pour le moins délicat. Mais cela n’a rien à voir avec la classe sociale ou la qualité de vie. Non. Parce qu’à huit ans, on ne s’intéresse guère à ces questions-là, du moins pas encore. Non. Ce qui gêne, ce sont les images mentales que ce groupe de mot risque fort de déclencher dans la tête d’un autre enfant de huit ans…

 

Car, le boucher, lui, il ne le voit qu’à travers la vitrine, à hauteur d’escalopes, quand sa grand-mère achète le rôti dominical, celui qu’il déguste après la messe. C’est de là qu’il observe, inquiet, l’ogre des contes de Perrault, les tâches de sang sur le tablier, les gros doigts sur le couteau, et imagine, avec horreur, la chambre froide où des carcasses sanguinolentes se balancent au bout d’énormes crochets dans une odeur âpre de chair fraîche, les petits agneaux condamnés et les lapins dépecés… Le choc bref et tranchant de la feuille sur le billot le tire de sa rêverie morbide, et il croit reconnaitre, au milieu des touffes de persil frisé, une tête de veau, décapité…

 

Pour moi, les choses sont tout à fait différentes. 

Je vois de l’art. Aussi suprenant que cela puisse paraître, c’est pourtant bien cela, de l’Art. 

Les coulisses d’abord, où l’artiste noue son tablier-bretelle bien repassé et resserre sa cravate. Et puis la scène et le décor, où, arpentant le rayon de droite à gauche, les pieds dans la sciure, il se penche sur le rose pour attraper ça et là, museau, plat de côte, et paleron. Le spectacle dure des heures. Ses jambes tirent, il force un peu son sourire, mais les tranches de jambon cru, avec leur robe grenat brillante, continuent de s’aligner lentement sur le papier glacé à la sortie du trancheur, et la lame, dans un geste lent et appliqué, caresse la viande pour la dénerver. De l’Art, quoi. La dextérité de l’artiste qui ficelle le rôti, transformant un simple morceau de viande en un bel objet d’appétit.

Et le soir, quand tout est enfin silencieux, que le rideau est baissé, viennent les vagues d’eau mousseuse qui, sous les va-et-vient rythmés de la brosse, redonnent au billot son blanc immaculé.

 

Mon père n’est pas un boucher comme les autres. Bien sûr, il connaît l’anatomie du veau, de la vache et du cochon, parle longuement à ses clientes de cuissons lentes, de sauces champignon-madère, de grillades aux herbes… Oui, il est aussi le complice de Madame le Maire depuis qu’elle a réussi son pot au feu, et de Monsieur le curé, qui se régale de grattons de canard, chaque jour que Dieu fait. Mais il écoute aussi Jacques Brel, et nous raconte ses chansons comme des histoires (D’abord, d’abord, y a l’aîné…), les Beatles et Wagner, et il dessine au fusain après la sieste du dimanche, et il se passionne pour la biographie de Napoléon, et nous glisse, en toutes occasions, des petites questions de culture générale à l’oreille… (Quelle est la capitale du Costa Rica? Qui chante « Many Rivers to Cross »? Quelle est la danse traditionnelle Andalouse? Qui a inventé le téléphone?…)

 

C’est cet homme de trente-six ans, avec son sourire et sa force, qui va venir me chercher à Saint Stanislas, rue des fleurs, à Toulouse, un lundi de novembre 1989. Et il ignore tout des intimidations de Henrique. Il est ma dernière carte. Et je ne sais pas encore comment je vais la jouer…

 

(Suite à la prochaine chronique)

 

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