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À toi, Henrique C. (1)

 

C’est une grande cour.

Une cour d’école, avec un peu partout des groupes d’enfants qui jouent.

Ils jouent sous les tilleuls. Ils crient, ils courent. Leurs hurlements couvrent même le bourdonnement de la circulation des allées Jules Guesde, de l’autre côté du haut grillage contre lequel le ballon vient rebondir avec un écho métallique.

Dans ce décor de souvenir, tout est lent. Les tilleuls sont larges et hauts comme des baobabs, et leurs fleurs tombent en tournoyant au ralenti sur nos jeux de cordes et d’élastiques. C’est un mois de septembre 1989. Rue des Fleurs, à Toulouse.

Je joue, comme tous les autres. Excitée, dans cette hystérie enfantine, oublieuse de tout.

Et puis ça arrive, comme un choc, il passe derrière moi et de toute la force de ses mains moites tire mes cheveux. Je sens mon cou se crisper, ma tête partir en arrière. Les autres ont à peine remarqué. La douleur qui vexe et la peur qui pique. Le sang monte aux joues. On se retient de pleurer. On ne pleure pas.

On se retourne pour voir qui a fait ça.

C’est un garçon, maigre et agité qui part en courant, comme désarticulé. Ses cheveux noirs font une cloche lustrée sur sa tête, et il a d’épais sourcils qui jettent une ombre diabolique sur son regard d’enfant. Il se retourne et rit aux éclats, d’un rire malicieux qui appelle certainement le jeu, qui témoigne peut-être même d’un intérêt. Mais je ne comprends pas cela, moi. 

Car ce geste a déclenché l’effroi. Désormais, j’ai peur dans la grande cour, je le guette, je l’évite, je redoute qu’il surgisse à nouveau. Mais il surgit sans cesse, imprévisible et inquiétant, avec ses gestes brusques, ses mots durs, ses bousculades. Me voilà cachée dans les toilettes. Dans l’odeur âcre d’une vieille eau de javel. Sourcils froncés, je rate tous les jeux, toutes les récréations. 

J’aimerais rester dans la classe, colorier.

Il est devenu ma terreur, mon oppression, et je n’ai pas les armes pour lutter. Je n’envisage même pas d’en parler à la maîtresse, la représaille me terrifie.

La peur, la peur qui ternit tout.

Et puis un jour, de désespoir, les mots sortent, ils tirent ma gorge, ils traversent toute la cour… « Je vais le dire à mon père! ». Affront ultime: Henrique me rit au nez, il n’a même pas peur, il dit. Il s’en fiche, il est en CM1 ! 

Mon père ne vient pas me chercher à l’école, il travaille trop et l’école est bien loin de la maison. J’aimerais tellement pourtant. Sûre de son refus, je demande quand même, un soir à table, pour voir… Et à sa question « ça te ferait plaisir? » ma tête se met à hocher frénétiquement. 

 

Cette unique fois où mon père est venu me chercher à l’école, comme une fête, comme une immense joie, est restée gravée dans ma mémoire.

De petits détails la gardent impérissable, inaltérable. À jamais.

(Suite à la prochaine chronique)

 

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